Droit de la famille

Loger un enfant à bas prix peut-il être considéré comme un cadeau à prendre en compte dans l'héritage ? Cour de cassation, 1re Chambre civile, 12 juin 2024, n°22-19.569

Les successions constituent bien souvent l’occasion pour les familles de remettre en cause des cold cases, à savoir des cadeaux ou avantages réalisés du vivant du défunt, sur lesquels les héritiers non avantagés n’avaient alors pas leur mot à dire.

 Cette remise en cause s’opère par le mécanisme des rapports à succession qui sont dus par les héritiers ayant été gratifiés du vivant du défunt.

 Si la chose est claire et simple en présence de donations directes, elle est bien plus compliquée lorsqu’il s’agit de donations indirectes (ou déguisées).

  

Dans cet arrêt, il était remis en question l’occupation à bas prix d’un bien immobilier dont avait bénéficié un héritier pendant de nombreuses années.

Ses cohéritiers soutenaient qu’entre 2003 et 2015, cet hériter avait bénéfice d’une donation indirecte en occupant ce bien immobilier à un loyer inférieur au prix du marché.

La cour d’appel avait validé ce raisonnement et avait condamné l’héritier ainsi avantagé à rapporter à la succession une somme de 182.939,64 €.

La Cour de cassation casse partiellement l'arrêt de la cour d'appel, estimant que celle-ci a violé l'article 843 du Code civil, en rappelant que pour établir une libéralité, sujette à rapport, il convient de caractériser non seulement l’existence d’un appauvrissement du défunt, mais également son intention libérale avérée, c'est-à-dire la volonté de gratifier l'héritier.

La Cour de cassation critique l'approche de la cour d'appel qui avait fondé son raisonnement uniquement sur l'appauvrissement du défunt, résultant de la mise à disposition d’un appartement à un loyer inférieur au marché. Or, pour qu’un avantage consenti à un héritier soit qualifié de donation indirecte et donc rapportable à la succession, il est impératif de démontrer l’intention de gratifier, ce que la cour d'appel n’avait pas suffisamment établi.

L’une des contributions importantes de cet arrêt est de rappeler la distinction entre l'appauvrissement du disposant et l'intention libérale. En effet, un appauvrissement seul ne suffit pas à caractériser une donation, et donc une libéralité rapportable. Il faut prouver que le défunt avait l’intention de gratifier un héritier. La Cour rejette ici l'idée que l'appauvrissement puisse être automatiquement associé à une libéralité, même en présence d'un avantage financier non négligeable.

Cet arrêt a des conséquences pratiques importantes pour le règlement des successions :

  • Il renforce la protection des héritiers en exigeant une preuve claire de l'intention de gratifier pour toute libéralité rapportable à la succession. Ainsi, un héritier ne pourra être tenu de rapporter un avantage dont il a bénéficié que si cette volonté est prouvée.
  • Il impose aux juridictions de justifier précisément leurs décisions concernant la qualification d’une donation indirecte. Une simple présomption d'intention libérale tirée de l'appauvrissement ne suffit pas.

Cela renforce également la nécessité, pour les héritiers, le notaire chargé de la succession, ou les avocats de produire des éléments concrets attestant l'intention du défunt de gratifier un héritier (correspondances, conventions, etc.).

Cet arrêt contribue également à une réflexion plus large sur la notion de donation indirecte, laquelle implique qu’un avantage soit consenti de manière dissimulée. Ici, l’usage de l’appartement à un loyer inférieur au prix du marché pourrait sembler constituer une libéralité. Toutefois, la Cour exige une preuve supplémentaire de l'intention libérale. Cela signifie que, dans des situations similaires, un avantage financier ne sera pas toujours rapportable s’il n’y a pas une volonté claire et manifestée de la part du défunt.

 

Auteur : Paul BLEIN